Par Thomas Leyris

 

En 1953, Pierre Schaeffer, inventeur de la musique concrète, ingénieur en chef à la Radio-Télévision Française (RTF) prenait la tête d’un service de radiodiffusion au sein du Ministère de la France d’Outre-mer et recevait la mission de donner un coup de fouet au développement de la radiodiffusion en Afrique Occidentale Française, Afrique Équatoriale Française et à Madagascar. En effet, à cette date, de Tananarive à Dakar, seules six stations étaient en ordre de marche, animées presque exclusivement par des Français expatriés, de faible puissance, elles laissaient totalement de côté « la grande masse des auditeurs africains ».

Pierre Schaeffer, accompagné de quelques fidèles, fonda en 1956 la Société de Radiodiffusion de la France d’Outre-mer (SORAFOM) qui créa 14 stations nouvelles jusqu’en 1960 et prit en charge l’ensemble des services de radio dans les TOM, l’africanisation des programmes et du personnel. Loin de s’effondrer au lendemain des indépendances, la société continua de gérer des stations en Afrique, parfois jusqu’au début des années 1970[1], tout en assurant la formation de plus de 500 cadres africains de radio et de télévision jusqu’en 1969[2].

Or, contrairement aux Britanniques, qui ont fait le choix de développer des services de radiodiffusion à l’échelle de chaque colonie, la France a opté pour un réseau de radios rassemblant sous la même autorité les stations d’Afrique et de Madagascar. Au sein de ce réseau, la circulation du personnel, en particulier des cadres, avait été fortement encouragée au point que l’acceptation « des mutations en tous points du réseau » était une condition pour accéder aux postes les plus intéressants de la société[3].

Mon objectif sera donc de voir si le personnel africain de la SORAFOM a réellement bénéficié de cet avantage jusqu’au début des années 1960. Quelle a été l’ampleur de ces circulations, leur impact au moment où l’empire français se disloquait ? Ce travail s’appuie sur un corpus de sources varié issu de l’Inathèque, des fonds du ministère de la Coopération conservé aux Archives nationales, des fonds du ministère de la France d’outre aux Archives nationales de l’outre-mer d’Aix en Provence, du fonds Pierre Schaeffer, conservé à l’IMEC à Caen, de fonds privés mis à ma disposition par des témoins.

Le réseau : cœur du projet de la SORAFOM

La formation d’un réseau de radio interconnecté était au cœur des préoccupations des fondateurs de la SORAFOM mais également de leurs soutiens au sein du ministère de la France d’Outre-mer.

Ainsi, en 1951, le rapport de la commission d’étude des problèmes de radiodiffusion intéressant l’Outre-mer souhaitait que l’ensemble des stations éparpillées soient placées sous une même autorité. Bien que le mot réseau ne soit pas utilisé dans le texte, la mise en œuvre d’une radiodiffusion efficace reposait sur une « division du travail » entre des postes locaux et des postes « à audience régionale ou mondiale ».

Lorsqu’il fut détaché de la RTF au ministère de la France d’Outre-mer, Pierre Schaeffer reprit à son compte l’idée d’une intégration des postes d’outre-mer dans un même ensemble soumis à une autorité commune. Mais il poussait plus loin cet objectif et souhaitait créer un véritable « réseau[4] » dont le terme même fut validé par le ministère. Le décret du 14 septembre 1954 constituait officiellement un « réseau de radiodiffusion de la France d’outre-mer ». L’arrêté du 18 janvier 1956 fondait la Société de radiodiffusion de la France d’Outre-mer (SORAFOM) qui obtint rapidement la gestion directe de l’ensemble des stations et de leur personnel.

Schaeffer regrettait auparavant que les postes locaux soient nés « d’initiatives sporadiques », qui avaient donné naissance à « des radios de clocher appartenant exclusivement » aux territoires qui les abritaient et déplorait que « l’éparpillement du personnel radio, dans des contrats locaux, [s’était] révélé désastreux » empêchant en particulier la formation du personnel. Au contraire, dans sa « doctrine d’exploitation » Pierre Schaeffer souhaitait créer des radios adaptées à la variété des auditoires africains « tout en assurant leur interconnexion technique », c’est-à-dire une certaine homogénéité de fonctionnement. Pour cela, il tenait particulièrement à ce que les cadres de radiodiffusion, y compris africains, soient mobiles dans le réseau. Ainsi, en 1957, un dirigeant de la SORAFOM l’appelait à renoncer « en ce qui concerne l’affectation des stagiaires africains » à « la séduisante théorie de l’affectation hors territoire d’origine[5] ». Malgré ce conseil, en septembre 1958, le nouveau directeur de la SORAFOM, Robert Pontillon, rappelait que la formation des personnels avait pour but de « créer à tous les échelons de la hiérarchie et dans toutes les stations un esprit de réseau ». Ainsi, dès le début, le développement de radiodiffusions dans les Territoires d’Outre-mer d’Afrique avait été envisagé sous l’angle du réseau. Il n’était pas question de développer des embryons de stations nationales mais bien des stations imbriquées dans un ensemble unifié, hiérarchisé et interconnecté depuis Paris au sein duquel le personnel était encouragé à la mobilité.

Encourager la mobilité géographique des cadres pour encourager leur mobilité intellectuelle ?

La mobilité du personnel de radio au sein du réseau fut en effet favorisée par trois dispositions.

Dès janvier 1955, la SORAFOM possèdait un service de formation professionnelle à la radio : le Studio-École. A partir de la deuxième session, le recrutement des stagiaires reposait sur un concours, les écrits se tenaient dans les capitales africaines et en métropole. Les admis devaient se déplacer à Paris. Enfin, pour ceux qui étaient sélectionnés, le stage se déroulait pendant plusieurs mois au Pavillon de la Muette, au cœur de la forêt de Saint-Germain à Maisons-Laffitte à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale. Pierre Schaeffer insistait pour que le Studio-École accueille chaque année « un personnel soigneusement sélectionné, recruté de préférence dans les territoires[6] ». La proximité du Studio-École avec Paris avait des raisons pratiques (proximité de la RTF et de ses professionnels), politiques (proximité des lieux de pouvoir) mais Schaeffer pensait aussi que cette situation favoriserait le brassage et l’entente entre jeunes d’Afrique et de métropole comme il le défendait dans un discours aux stagiaires le 30 juillet 1956.

Dans les débuts de la SORAFOM ont également fonctionné des « équipes itinérantes ». Afin de pallier la grande faiblesse des stations de radio africaines, le but était d’envoyer temporairement des équipes de techniciens et « d’animateurs de programme » destinées soit à renforcer des stations déjà existantes, en attendant la formation du personnel local, soit de prendre pied « dans des régions totalement dépourvues d’installations radiophoniques ». Dotés de « cars radios », elles devaient sensibiliser les populations à l’utilisation du média et recueillir des informations sur l’auditoire. Mais il semble qu’elles n’aient pas fonctionné longtemps et avec peu de cadres africains.

Mieux, la mobilité des cadres a été institutionnalisée à la fin de l’année 1957, avec l’élaboration du statut du personnel de la SORAFOM[7]. Ce statut distinguait surtout le « corps principal » qui formait le cœur de la société. Il rassemblait essentiellement les cadres administratifs dirigeants et les personnels radios qualifiés dans les secteurs des programmes et de la technique. Pour être membre de ce corps, il fallait justifier d’une qualification professionnelle radiophonique, d’une aptitude physique à servir outre-mer mer, mais surtout « s’engager à accepter toute mutation en tout point du réseau (métropole et outre-mer) ». Le statut stipulait que cet engagement était « considéré comme primordial pour la détermination du statut des agents ». L’acceptation de cette mobilité était valorisée par des avantages financiers accordés aux personnels ultramarins et métropolitains. 

Enfin, il est important de souligner que ces mobilités impériales étaient aussi facilitées par le développement remarquable du transport aérien dans l’Afrique d’après-guerre et par l’absence de frontières au sein de l’empire colonial jusqu’aux indépendances[8].

Pourtant, au-delà du discours, qu’en était-il réellement de la mobilité des personnels africains au sein du réseau de la SORAFOM ?

Quelles circulations pour les cadres africains ?

Depuis que j’avance sur la question du réseau et des circulations de personnel radiophonique africain dans l’ancien empire colonial, je suis confronté à deux idées contradictoires. D’un côté, les textes réglementaires, certains témoignages suggèrent que les circulations des cadres africains ont bien existé. Ainsi, Guy Breton, un Français formé au Studio-École a démarré Radio-Garoua au Cameroun avec un autre ancien stagiaire, le Gabonais Georges Rawiri[9]. De même, Guy Robert, formé au Studio-École en 1957-1958, pris son premier poste à Radio-Tchad en même temps qu’Edo Kwamé, un stagiaire ivoirien. Cependant, au cours d’un entretien, ce dernier m’a affirmé que ces mobilités avaient été d’une ampleur négligeable. Cette contradiction m’a poussé à recourir aux méthodes quantitatives.

Ainsi, j’ai exploité deux listes de personnels. La première de décembre 1958, conservée aux ANOM[10] et la deuxième de juin 1962 aux Archives nationales à Pierrefitte[11]. Comment évaluer la mobilité, les circulations en partant de ces listes ?

J’ai d’abord cherché à déterminer en 1958, la part de personnel d’encadrement africain présent dans les stations. En décembre 1958, la SORAFOM employait en France et outre-mer 563 personnes. Le corps principal, c’est à dire le groupe des cadres administratifs dirigeants et des personnels radios qualifiés dans les secteurs des programmes et de la technique qui s’étaient engagés à servir en tout point du réseau, qui était la partie du personnel la plus susceptible de circuler, représentait moins du ¼ de cet ensemble (23,9% du total).

Une partie seulement des membres du corps principal était employée outre-mer (24 agents sur 135 travaillaient à l’échelon central). Les 111 membres du corps principal, qui s’étaient engagés à muter en tout point du réseau, et qui travaillaient dans les stations outre-mer étaient composés à 58,5% de Français de métropole (65), de 38,5% d’Africains (43) et de 2,7% de Malgache (3). Outre que ces chiffres témoignaient d’une africanisation encore très incomplète du personnel encadrant des stations, ils montraient aussi que les métropolitains étaient à ce moment les plus nombreux à pouvoir circuler dans le réseau. Cependant, la liste ne donne pas d’information systématique sur l’origine des personnels africains. Je me suis donc concentré sur les 60 personnes pour lesquelles on possède un renseignement sur l’origine ou les anciens territoires d’affectation. Sur cet ensemble, 32 personnes avaient changé de territoire depuis leur précédente affectation. Mais dans ce petit groupe, ce sont surtout des Français qui ont circulé puisque seuls 9 africains semblaient venir d’un territoire différent de celui dans lequel ils servaient en décembre 1958.

De même, jusqu’au début des années 1960, les effectifs formés par le Studio-École restaient très réduits. Lors des deux premiers stages, seuls une cinquantaine de stagiaires ont été formés dont plus de la moitié étaient métropolitains. Jusqu’en 1959, les promotions de stagiaires techniciens et animateurs de programmes n’ont jamais dépassé la vingtaine. Ainsi, la session de 1957-1958 ne comptait pas plus de 22 stagiaires (11 animateurs de programmes, 11 techniciens) dont 5 étaient métropolitains. Les circulations des futurs cadres africains étaient donc d’un nombre très réduit avant les indépendances.

Les obstacles

En fait, la volonté de faire circuler les cadres africains se heurtait à deux phénomènes. D’abord, le très faible nombre d’Africains ayant le niveau scolaire souhaitable pour passer les concours du Studio-École a favorisé, dans un premier temps, le recrutement de stagiaires de métropole. La « balkanisation » de l’empire français d’Afrique a aussi compté. En janvier 1957, comme on l’a vu, un haut cadre de la SORAFOM demandait à Pierre Schaeffer de « renoncer à la séduisante théorie de l’affectation hors territoire d’origine » car, « ce qui [était] considéré comme la vraie africanisation [c’était] d’affecter un Soudanais au Soudan, un Sénégalais au Sénégal, etc… ». Effectivement, avec la loi-cadre de juin 1956 et plus encore l’établissement de la Communauté franco-africaine, qui transformait les territoires d’outre-mer en États quasi-souverains, chaque pays souhaitait « avoir un personnel en majorité au moins issu de cet État » et la localisation du Studio-École en France était ouvertement contestée.

L’affaiblissement des mobilités africaines entre pays d’Afrique est confirmé par la liste de 1962, puisque, alors que le personnel de la société et le nombre de cadre français avait augmenté les cadres africains en poste en dehors de leur pays d’origine ne composaient plus que 1,1% de l’ensemble contre 1,5 quatre ans plus tôt. Le témoignage de l’agent français que j’avais recueilli était ainsi confirmé : la présence d’agents africains étranger au sein des stations était très rare.

Un petit groupe qui compte

A l’échelle macro, les circulations des africains étaient donc faibles au sein du réseau. Mais si on change d’échelle et qu’on s’intéresse aux trajectoires et aux profils de ces quelques cadres, on se rend compte de l’importance relative que pouvaient avoir ces circulations.

Si l’on analyse le profil des 9 Africains ayant récemment changé de pays dans le cadre de leur travail en 1958, on trouve Mouasso Prisa, directeur de la station de Yaoundé qui a précédemment travaillé à Radio-Brazzaville au Congo, Djibril Konaré, originaire de Haute-Volta occupait un poste d’animateur de programme à Radio-Côte d’Ivoire. On trouvait parmi eux une majorité d’anciens stagiaires du Studio-École. Djibril Kané, anciennement embauché au Sénégal, était devenu animateur de chaîne à Radio-Soudan. Il avait effectué son stage d’animateur de programme au Studio-École en 1958-1959. Deux ivoiriens avaient été affectés au Tchad et au Dahomey (Edo Kwamé et Sylvain Zogbo) après avoir effectué leur stage d’animateur de programme dans la promotion 1957-1958, et avant de faire un stage de perfectionnement en 1960-1961. Enfin, il y avait le Gabonais Georges Rawiri, déjà mentionné, stagiaire contrôleur technique en 1956-1957, affecté au Cameroun. Ces hommes se distinguaient par leur niveau de qualification : presque tous étaient membres du corps principal, la majorité avaient effectué un ou plusieurs stages au Studio-École. Ils devaient être considérés comme des stagiaires et des agents parmi les plus compétents, comme le confirme le cas de Mamadou Talla. Stagiaire de la session 1955-1956, né au Sénégal mais rattaché au Soudan par sa mère, il a passé une partie de sa jeunesse en France. Il fut affecté à Radio-Dakar en 1956 contre l’avis de Pierre Schaeffer qui cherchait à garder auprès de lui cet élément brillant afin « que soient associées aux responsabilités de direction les intelligences africaines ». Affecté à la chaîne régionale de Radio-Dakar pour y faire ses armes, il participa avec succès à son africanisation et se joignit à plusieurs missions itinérantes ayant pour but de recueillir des musiques traditionnelles et de sensibiliser les populations à la radio. Il choisit ensuite de participer au démarrage de Radio-Soudan à Bamako en 1957 et devint son premier directeur africain en 1959 avant d’être recruté par Modibo Keita comme un de ses plus proches conseillers.

Il est donc tout à fait possible que l’affectation de ces personnels aient été faite en fonction des hautes compétences qu’ils présentaient, l’immersion dans un contexte inconnu étant conçue pour perfectionner leurs capacités d’adaptation. Cependant, il faut aussi souligner en ce qui concerne les Gabonais, les Voltaïques ou les Soudanais, qu’aucun de leurs trois pays ne possédaient de station au moment où ils furent employés par la SORAFOM : il était nécessaire pour eux d’être embauchés ailleurs.

 

Des trajectoires ascendantes

La trajectoire de ces hommes entre 1958 et 1962 est très intéressante : dans la liste du 1er juin 1962, seul deux d’entres eux ont disparu (Sylvain Zogbo et Mamadou Talla). Mais le premier est devenu célèbre en Côte d’Ivoire grâce à son feuilleton humoristique La famille Yao diffusée sur la chaîne 1 de la radiodiffusion ivoirienne pendant une vingtaine d’années. Le deuxième, comme on l’a vu était devenu conseiller du président Modibo Keita. Tous les autres occupaient des postes de premier plan au sein des radiodiffusions des pays dont ils étaient originaires. En 1962, le gabonais Georges Rawiri était devenu directeur de Radio-Gabon, Edo Kwamé occupait un poste de journaliste à la radiodiffusion ivoirienne, Djibril Kané était devenu directeur de Radio-Mali à Bamako, tandis que Mouasso Prisa était chef de la station de Douala… Cela confirme l’idée selon laquelle les africains les plus mobiles du réseau étaient ceux qui étaient promis, par leurs talents ou leurs contacts personnels, aux plus hautes fonctions.

Une coopération afro-africaine sous l’égide de la SORAFOM ?

Malgré la fermeture des frontières et la fin du réseau de la SORAFOM suite aux indépendances, il semble que la circulation des personnels africains les plus qualifiés se soit maintenue un certain temps. Le nombre d’Africains engagés dans les stations travaillant dans un pays dont ils n’étaient pas originaires en 1962 était resté de 8. Comme en 1958, il s’agissait essentiellement de personnel qualifié ou très qualifié : tous étaient membres du corps principal. Amadou Thiam (promotion animateur de programme, 1955-1956), né au Sénégal mais rattaché par sa famille à Houphouët Boigny, dirigeait la radiodiffusion de Côte d’Ivoire. Pierre Mabe, qui a effectué son stage d’animateur de programme en 1956-1957 et un stage de perfectionnement 1960-1961, était un Camerounais mais dirigeait Radio-Tchad. Albert Toufic, un Dahoméen d’origine libanaise, était animateur de chaîne (c’est-à-dire directeur de la section programmes) à Radio-Bangui (stagiaire dans la section programme en 1955-1956) …

En fait, le véritable changement était géographique. Avant 1958, le système de recrutement « mettant en compétition l’ensemble des candidats » avait favorisé les territoires dans lesquels la population était la mieux formée : Sénégal, Cameroun, Madagascar mais aussi la métropole. Après cette date, la SORAFOM fournit un effort particulier dans les États où la radio n’existait pas ou était encore peu développée c’est-à-dire au Sahel (Tchad), dans l’ex-AEF (République Centrafricaine, Gabon). Cela explique l’envoi sur place de personnel de radio africain d’expérience malgré le désir des États d’origine de récupérer leur personnel qualifié : on assiste à une forme de coopération radiophonique inter africaine impulsée par la SORAFOM.

Un esprit de corps

En fait, si le projet de Pierre Schaeffer de faire circuler les cadres africains au sein de réseau de la SORAFOM a échoué, celui de brasser des stagiaires africains et métropolitains au sein du Studio-École a été un succès. Malgré le faible nombre de stagiaires africains accueilli jusqu’en 1959, ce mélange de personnalités de différentes origines a donné naissance à un esprit de corps. En 1963, Francis Bebey un ancien stagiaire camerounais de sensibilité panafricaine, soulignait que la situation métropolitaine du Studio-École préparait mal aux réalités africaines mais permettait aux stagiaires de « sortir de leur pays » ce qui constituait une « expérience utile » car la formation « dans un centre européen unique [favorisait] les contacts entre Africains de pays différents ». D’autres témoins comme Jocelyn Rafidinarivo (Madagascar, session 1958-1959) ou Guy Breton m’ont assuré du caractère durable des relations entre les membres africains et métropolitains du corps principal de la SORAFOM. Ce dernier, formé au Studio-École en 1955-1956, déclarait à propos des anciens stagiaires que « ces gens qui étaient ensemble apprenaient à se connaître et cela créait une complicité de bon aloi. Qui était très intéressante notamment dans les réunions internationales où il y avait les francophones et les anglophones. Dans ces réunions, les francophones faisaient corps justement grâce à l’homogénéité créée par le Studio-École. Et pour nous ça a été capital. Quand on arrivait dans un pays on avait tout de suite des complices, des complices de bon aloi »[12]. L’« esprit de réseau » voulu par Pierre Schaeffer et les dirigeants de la SORAFOM a donc bien existé.

Ainsi, ce premier travail quantitatif sur le personnel de la SORAFOM m’a permis de montrer que les mobilités intra-impériales étaient réservées à un très petit nombre d’Africains. En comparaison, les circulations du personnel métropolitain avant 1958 puis des Français en coopération ont été bien plus importantes : en 1958, 65 métropolitains travaillent dans les stations outre-mer, c’est 74 en 1962 alors que le personnel africain dans la même situation n’a jamais atteint la dizaine. Néanmoins, l’étude des trajectoires professionnelles de ce tout petit groupe, soigneusement sélectionné, permet de mettre à jour l’émergence d’une élite de cadres radiophoniques africains et francophones, d’une petite oligarchie de l’audiovisuel, qui a pu expérimenter la mise en œuvre de radiodiffusions dans des pays africains dont ils n’étaient pas originaires et conserver des liens malgré la dislocation de l’empire. Elle souligne l’importance du Studio-École de Maisons-Laffitte qui a favorisé la naissance d’un esprit de corps entre Français et Africains. Cette étude est le démarrage d’un travail plus général sur les trajectoires professionnelles d’un personnel radiophonique au travers de l’ancien empire colonial africain. Elle permettra de mieux comprendre la survie des relations franco-africaine et inter africaine dans le domaine de l’audiovisuel ainsi que la forme qu’elles ont prises après les indépendances.

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[1] Guy ROBERT, Le vent qui souffle dans la boîte. De la coopération radiophonique aux coulisses de RFI, Paris, L’Harmattan, 2007, 259 p.

[2] Guy ROBERT, « La station expérimentale de la Muette », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, 1988, no 20, p. 59 à 78.

[3] Pierre Schaeffer, profondément marqué par l’expérience du scoutisme, croyait dans l’efficacité de temps passés en groupe en dehors de la vie quotidienne (stages, camps d’été) pour faire émerger de nouvelles formes d’expression ou de créativité. Il agissait également dans le cadre de l’Union française qui encourageait, dans une perspective politique, des représentants de la diversité de cette union à se rencontrer pour se comprendre. Cela rendait nécessaire la sortie de son environnement d’origine et la mobilité.

[4] Pierre Schaeffer, Principes d’exploitation et étapes de fonctionnement du réseau, Paris, Ministère de la France d’Outre-mer, 1955, 32 p. 1.

[5] IMEC, Fonds Pierre Schaeffer, Boîte188/1810, Chemise « Correspondance échelon central », Lettre de SOL ROLLAND à Pierre Schaeffer, Dakar, 20 février 1957.

[6] Vers un réseau de radiodiffusion de la France d’outre-mer, s.l., Ministère de la France d’Outre-mer, 1955, 16 p. 5.

[7] AN, Fonds OCORA, Carton 19780282/12, Chemise « Personnel », A.901/, Statut du personnel de la SORAFOM, 15/11/1961, p. 1.

[8] Françis Bebey, La radiodiffusion en Afrique Noire, s.l., 1963, 1 vol. (191 p.) p. p. 17.

[9] Guy BRETON, « La radio en Afrique francophone au début des années 1960 », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, 1991, no 33, p. 37-39.

[10] ANOM, Contr//637, Liste et traitement du personnel permanent de la SORAFOM au 31 décembre 1958, 34 p.

[11] AN, Fonds OCORA, Carton 19780282/12, Chemise « Personnel », Liste du personnel de la SORAFOM, corps principal et corps complémentaire (Echelon central et réseau), 1er juin 1962, 30 p.

[12] Thomas Leyris, La Société de Radiodiffusion de la France d’Outre-mer et les indépendances des Etats africains (1959-1960). Une institution impériale dans la décolonisation, Mémoire de Master 2, Université de Lille, Lille, 2018, 147 p. 138.

 

Thomas Leyris est professeur agrégé d’Histoire-Géographie, doctorant contractuel à l’Université de Lille, rattaché au laboratoire IRHiS.